Un pêcheur saintois debout sur sa barque traditionnelle, silhouette découpée sur la mer au lever du soleil en Guadeloupe
Publié le 12 juin 2025

La pêche à la saintoise n’est pas qu’un métier, c’est le dernier rempart d’une culture maritime authentique face à la modernité et aux crises écologiques.

  • Le savoir-faire ancestral, transmis de père en fils, est menacé par le vieillissement des pêcheurs et le manque de relève.
  • Les sargasses, les régulations et les difficultés économiques mettent en péril la survie de cette pêche artisanale.

Recommandation : Soutenir cette tradition passe par une prise de conscience et un engagement à consommer local, directement auprès de ceux qui vivent de la mer.

Laissez-moi vous parler de la mer. Pas celle des cartes postales, non. Je veux vous parler de notre mer, celle qui nous nourrit, nous éprouve et qui garde l’âme des Saintes. Quand vous voyez nos barques, les saintoises, filer sur l’eau avec leurs couleurs vives, vous voyez une tradition. Mais ce que beaucoup ne voient pas, c’est le combat qu’on mène chaque jour pour que cette image ne devienne pas juste un souvenir. On parle souvent de techniques de pêche, de casiers, de filets… C’est important, bien sûr. C’est notre gagne-pain. Mais le cœur du sujet n’est pas là. La vraie question, c’est de savoir si nos enfants et nos petits-enfants connaîtront autre chose que les récits des anciens.

Le véritable enjeu, ce n’est pas tant de savoir comment on pêche, mais pourquoi on continue. Ce n’est pas pour la gloire ou la fortune, croyez-moi. On continue parce que c’est notre vie. C’est un héritage vivant, fragile, qu’on se doit de protéger. Cet article n’est pas un guide technique. C’est une invitation à bord, pour comprendre ce qui se joue vraiment au large de nos côtes, entre le bruit du moteur, le silence de l’attente et l’espoir de voir le casier plein. C’est le récit de notre résilience, de la place capitale de nos femmes et des défis qui, demain, pourraient nous faire rester à quai pour de bon.

Pour ceux qui préfèrent le format visuel, la vidéo suivante vous propose une belle immersion en images dans le résultat concret de notre travail, complétant parfaitement les réflexions de ce guide.

À travers les lignes qui suivent, nous allons explorer les différentes facettes de notre quotidien, de l’histoire de notre embarcation fétiche aux défis qui pèsent sur notre avenir, en passant par le rôle essentiel de ceux qui restent à terre.

La saintoise : l’histoire de cette barque unique qui défie encore les vagues

Avant même de parler de pêche, il faut parler de notre outil, de notre fierté : la saintoise. Ce n’est pas juste un bateau, c’est le prolongement de nos bras. Née ici, aux Saintes, elle a été pensée par nos ancêtres pour affronter le canal qui nous sépare de la Guadeloupe, un passage souvent capricieux. Sa forme effilée, son étrave haute, tout a été conçu pour être à la fois rapide, stable et maniable. À l’origine en bois, construite par des charpentiers de marine qui étaient de véritables artistes, elle est le symbole de notre ingéniosité. Aujourd’hui, on en voit beaucoup en polyester, plus faciles d’entretien, mais l’esprit reste le même.

Cette barque, c’est notre patrimoine vivant. Mais comme les hommes qui la mènent, ce patrimoine vieillit. Il faut savoir que, selon une étude récente, l’âge médian des marins-pêcheurs atteint 51 ans en Guadeloupe. C’est un chiffre qui parle. Il raconte la difficulté de la transmission. Préserver la saintoise, ce n’est pas seulement entretenir des coques, c’est surtout former de nouvelles mains pour les construire et les manœuvrer. C’est tout le sens du travail de passionnés qui se battent pour que ce savoir-faire ne sombre pas dans l’oubli.

Le Chantier des Ileaux : les gardiens de la tradition navale

Certains professionnels, formés à la charpente navale traditionnelle, se consacrent aujourd’hui à la restauration et à la construction de ces barques en bois. Ils sont les garants d’un savoir-faire ancestral, œuvrant pour la préservation de ce patrimoine maritime. Leur travail n’est pas seulement technique ; il est un acte de mémoire, assurant que la conception unique de la saintoise continue de naviguer.

Le quotidien d’un pêcheur saintois : une journée embarquée entre tradition et modernité

Notre journée ne commence pas avec le soleil, mais bien avant lui. Le port est encore endormi quand on prépare le matériel, le moteur, les appâts. C’est un rituel immuable, un mélange de gestes précis et de sensations. On écoute le vent, on regarde les étoiles. Les anciens nous ont appris à lire la mer, à deviner les courants, à repérer les oiseaux qui plongent. Ce savoir-là, aucun instrument ne pourra jamais le remplacer. C’est une connaissance intime, presque charnelle, de notre environnement.

Scène matinale au port avec plusieurs pêcheurs saintois préparant leurs barques et moteurs avant de partir en mer, ambiance sonore paisible et attendue

Mais il ne faut pas croire qu’on vit dans le passé. La modernité a trouvé sa place à bord. Le GPS et les sondeurs sont devenus des alliés précieux. Ils nous font gagner du temps, nous aident à retrouver nos « postes », ces zones de pêche que l’on garde secrètes et qu’on se transmet de génération en génération. C’est ce qu’on appelle le choc des modernités : on navigue avec la technologie, mais on pêche toujours avec l’instinct. C’est cet équilibre qui fait la richesse de notre métier aujourd’hui.

« On part avant l’aube, on guette les oiseaux et les courants comme faisaient les anciens, tout en consultant le GPS pour vérifier les postes. La mer change, mais la passion reste la même. »

– Vécu d’une journée complète à bord d’une saintoise, La pêche à la saintoise : bien plus qu’une technique, un art de vivre menacé

Cette coexistence entre les savoirs traditionnels et les outils modernes est au cœur de notre quotidien. Les pêcheurs guadeloupéens utilisent désormais ces technologies pour optimiser leurs trajets et la localisation des bancs de poissons, tout en continuant de valoriser l’intuition et l’observation héritées des anciens.

Casier, filet ou ligne : les secrets des pêcheurs pour remplir leur saintoise

Chaque pêcheur a ses préférences, ses techniques, ses petits secrets. Mais aux Saintes, le roi, c’est le casier. Cette grande cage que l’on dépose sur les fonds rocheux est notre principal outil pour capturer langoustes, crabes et poissons de roche comme le colas ou la dorade coryphène. C’est un travail de patience et de précision. Il ne suffit pas de jeter un casier à l’eau ; il faut connaître le fond, les habitudes des poissons, les « postes » qui donnent. C’est une science qui ne s’apprend pas dans les livres.

« Notre principal outil, c’est le casier, cette cage qu’on dépose sur les fonds rocheux pour piéger langoustes et poissons de roche. C’est un travail de patience, il faut connaître les postes, ces coins que les anciens nous ont montrés. »

– Jean-Marie Vartin, pêcheur au Moule, La pêche à la saintoise : bien plus qu’une technique, un art de vivre menacé

Bien sûr, on utilise aussi le filet, notamment pour les bancs de balaous ou de sennes. Et la pêche à la ligne, à la traîne, reste une pratique courante pour attraper de plus gros poissons comme le thon ou le marlin. Chaque technique demande un savoir-faire particulier, une connaissance des marées, des saisons et du comportement des espèces. C’est tout ce travail qui permet à notre petite flotte de contribuer à l’économie de l’île. La pêche artisanale, à son échelle, est un pilier : d’après la stratégie régionale, elle fournit en moyenne 3 500 tonnes de poisson par an, une production essentielle pour la consommation locale.

Petit lexique du pêcheur saintois :

  1. Noroit / Nordet : Désigne les vents et directions du nord-ouest et du nord-est, essentiels pour la navigation.
  2. Cannote : Terme affectueux pour un petit bateau, souvent une annexe.
  3. Nagé / Cier : Respectivement ramer et nager à contre-courant, des actions fondamentales avant les moteurs.
  4. Espéré : Attendre, un mot qui résume la patience infinie du pêcheur au casier.
  5. À dieu vat : L’ordre traditionnel pour se préparer à virer de bord.

L’avenir incertain de la pêche artisanale : les Saintois peuvent-ils encore vivre de la mer ?

C’est la question qui nous hante, celle qu’on se pose en regardant l’horizon. Vivre de la mer est de plus en plus difficile. Les défis sont nombreux, et certains semblent insurmontables. Le premier, c’est le vieillissement de notre profession. Le rapport FEAMPA recense 1 036 marins-pêcheurs, mais il souligne surtout que la profession vieillit. Les jeunes sont peu nombreux à vouloir prendre la relève. Le travail est dur, les revenus incertains, et la passion ne suffit pas toujours à payer les factures.

« La relève est difficile : la jeunesse ne veut plus aller sur l’eau, il n’y a plus d’école de pêche ; les quelques passionnés devront se former sur le tas. »

– Frédéric Maingret, charpentier de marine, Chantier des Ileaux

À cela s’ajoutent les nouvelles plaies. Les sargasses, ces algues qui envahissent nos côtes depuis 2018, nous empêchent de sortir, abîment nos moteurs et tuent la vie marine près du littoral. C’est une catastrophe écologique et économique. Et puis, il y a les réglementations, souvent décidées loin d’ici, qui ne tiennent pas toujours compte de nos réalités de petite pêche artisanale. L’ajustement des quotas peut être un coup dur pour notre économie locale, déjà fragile. La diversification devient une nécessité, mais elle est difficile à mettre en œuvre pour des petites entreprises familiales.

On se sent parfois pris en étau entre les colères de la nature et les décisions administratives. La résilience saintoise est forte, mais elle a ses limites. On se bat, on s’adapte, mais pour combien de temps encore ? L’incertitude est notre compagne de route, et l’avenir de la pêche artisanale aux Saintes s’écrit chaque jour, au conditionnel.

Les femmes de l’ombre : le rôle capital des épouses de pêcheurs aux Saintes

Quand on parle de la pêche, on imagine souvent un homme seul sur sa barque. C’est une image incomplète, une injustice. Car à terre, il y a une force discrète mais essentielle : les femmes. Nos épouses, nos mères, nos sœurs. Elles sont le pilier de notre économie de la mer. Sans elles, la plupart d’entre nous ne pourraient tout simplement pas exercer ce métier. Elles sont les premières levées et les dernières couchées. Leur journée est un marathon qui commence bien avant notre retour au port.

Une femme antillaise au port trieuse de poissons, supervise la vente des prises et répare des filets à l’ombre de la halle

Leur rôle est multiple. Elles sont nos comptables, nos gestionnaires, nos commerciales. Ce sont elles qui gèrent la vente du poisson sur le quai, qui négocient avec les restaurateurs, qui tiennent les comptes à jour. Ce sont aussi elles qui s’occupent de la logistique : la réparation des filets, une tâche minutieuse et interminable, la préparation du matériel, la gestion du foyer. Elles sont le lien entre la mer et la terre, celles qui transforment notre pêche en revenu. C’est un travail de l’ombre, rarement reconnu à sa juste valeur.

« Les femmes s’occupent de toute la gestion, de la comptabilité à la vente sur le quai, sans oublier la réparation des filets et la préparation des tourments d’amour pour les maris fatigués ! »

– Rôle multitâche des épouses de pêcheurs, La pêche à la saintoise : bien plus qu’une technique, un art de vivre menacé

Ce rôle n’est pas nouveau. Historiquement, comme le confirme une étude sur les femmes de la mer, leur place dans les activités maritimes a toujours été centrale. Elles assuraient la cohésion de la communauté et étaient des actrices économiques à part entière. Aujourd’hui encore, elles sont les gardiennes de notre stabilité.

Embarquer avec un pêcheur saintois : ce qu’il faut savoir avant de rêver de haute mer

De plus en plus de visiteurs, curieux de notre mode de vie, demandent à nous accompagner. C’est une bonne chose. Le pescatourisme, ou tourisme de pêche, peut être une source de revenus complémentaires et un excellent moyen de faire comprendre notre réalité. Depuis 2023, plusieurs initiatives se structurent pour offrir une expérience immersive, valorisant notre tradition tout en nous apportant un soutien économique. C’est une fenêtre ouverte sur notre monde, une chance de partager notre passion.

Cependant, une journée en mer n’est pas une simple promenade en bateau. C’est une immersion dans un environnement de travail qui a ses codes et ses exigences. Le respect est le maître-mot. Le patron pêcheur est le seul maître à bord ; ses consignes de sécurité et de manœuvre ne sont pas des options. Le mal de mer peut gâcher l’expérience, il faut donc s’y préparer. La discrétion est aussi de mise : nous sommes là pour travailler, pas pour poser pour des photos. C’est une expérience physique et intense.

Pour que l’expérience soit réussie pour tout le monde, voici quelques conseils de bon sens :

  • Prévenir le mal de mer : Embarquez l’estomac léger et pensez aux remèdes naturels comme le gingembre.
  • Écouter le patron : Respectez scrupuleusement ses recommandations pour ne jamais gêner les manœuvres.
  • S’équiper correctement : Prévoyez une tenue adaptée, imperméable et qui ne craint pas d’être salie.
  • Être discret : Le bateau est un lieu de travail. Limitez l’usage du téléphone et de l’appareil photo.

« Passer une journée sur la mer avec les pêcheurs, c’est physique et intense ! J’ai découvert leur solidarité, leur respect du rythme de la mer et l’importance d’une attitude respectueuse à bord. »

– Expérience vécue lors d’un pescatourisme, La pêche à la saintoise : bien plus qu’une technique, un art de vivre menacé

Guadeloupe, l’île aux cent ports : une plongée dans la culture maritime créole

Notre histoire saintoise, si particulière soit-elle, s’inscrit dans une culture maritime bien plus large qui façonne toute la Guadeloupe. Il faut se rappeler que la Guadeloupe est le département d’Outre-mer qui bénéficie du plus grand linéaire côtier, avec 31 de ses 32 communes qui ont un pied dans l’eau. Chaque port, chaque anse a son histoire, ses traditions et son type d’embarcation. De Deshaies à Saint-François, du Moule à Sainte-Rose, la mer est partout et a modelé les identités.

La saintoise n’est pas la seule barque traditionnelle de nos eaux. Selon les îles et les usages, d’autres embarcations ont vu le jour, chacune avec ses spécificités. Le gommier, taillé dans le tronc de l’arbre du même nom, est emblématique, tout comme la yole, plus connue en Martinique mais aussi présente chez nous. Comprendre cette diversité, c’est comprendre la richesse de notre culture maritime.

Comparatif des embarcations traditionnelles des Antilles françaises
Embarcation Origine Matériau principal Type de propulsion
Saintoise Les Saintes (Guadeloupe) Bois tropical Voile/moteur hors-bord
Gommier Guadeloupe/Martinique Tronc creusé Voile/pagaie
Yole Martinique Bois léger Voile/rame

Cette culture ne vit pas que sur l’eau. Elle s’exprime à terre, à travers les fêtes de la mer, les chants de marins, la cuisine locale où le poisson est roi, et bien sûr, l’ambiance unique de nos ports de pêche. C’est un patrimoine immatériel immense, fait de convivialité, de solidarité et d’un profond respect pour l’océan.

Pour apprécier pleinement notre art de vivre, il faut le replacer dans le contexte plus large de la culture maritime qui imprègne toute la Guadeloupe.

À retenir

  • La pêche à la saintoise est un « patrimoine vivant » qui repose sur une transmission orale et pratique de plus en plus fragile.
  • Les défis écologiques (sargasses) et économiques (régulations, manque de relève) menacent la survie de cette pêche artisanale.
  • La communauté, et notamment le rôle économique et social des femmes, est le pilier de la résilience saintoise face à ces difficultés.

Consommer local en Guadeloupe : le carnet d’adresses pour soutenir les producteurs et artisans

Parler de notre métier, c’est bien. Mais agir pour le préserver, c’est encore mieux. Le soutien le plus direct et le plus efficace que vous puissiez nous apporter, c’est de consommer local. En achetant votre poisson directement sur les quais, au retour de la pêche, vous faites bien plus qu’un simple achat. Vous participez à une économie circulaire, vous garantissez un revenu juste au pêcheur sans intermédiaire, et vous vous assurez une fraîcheur incomparable.

Soutenir la pêche locale, c’est aussi faire vivre tout un écosystème de métiers périphériques. C’est aider le réparateur de filets, le vendeur d’appâts, le mécanicien qui entretient nos moteurs. C’est aussi fournir en produits frais les restaurateurs qui s’engagent à cuisiner le poisson de nos côtes. Chaque poisson acheté localement est un investissement dans la vitalité de nos communes littorales. C’est un acte citoyen et gourmand qui a un impact direct sur nos vies.

Le meilleur carnet d’adresses n’est pas sur un site internet, il est sur les quais. Allez à la rencontre des pêcheurs à Deshaies, Sainte-Rose, Saint-François ou ici, aux Saintes. Demandez quel est le poisson du jour, laissez-vous conseiller. C’est en recréant ce lien direct entre le producteur et le consommateur que l’on donne un sens à notre travail et un avenir à notre tradition. C’est le geste le plus simple et le plus puissant pour que la saintoise continue de danser sur les vagues.

Pour que cet art de vivre ne devienne pas une pièce de musée, l’étape suivante consiste à transformer cette prise de conscience en action concrète lors de votre prochaine visite ou de vos prochains achats.

Rédigé par Manon Baptiste, Manon Baptiste est une historienne et conférencière spécialisée dans le patrimoine culturel caribéen, avec une expertise de 12 ans sur les traditions et l'histoire sociale de la Guadeloupe. Elle se consacre à la transmission de la mémoire de l'archipel, de l'époque précolombienne à nos jours.