Barque saintoise traditionnelle avec voile triangulaire naviguant sur la mer turquoise des Saintes sous ciel clair

Publié le 12 avril 2025

Quand le soleil se lève sur la baie des Saintes, il caresse d’abord la coque des saintoises. Ces barques colorées, au ventre rond et à la proue effilée, ne sont pas seulement posées sur l’eau ; elles semblent en faire partie, comme une extension naturelle de l’archipel. Pour celui qui sait regarder, elles racontent une histoire. Une histoire de bois, de vent et de sueur, celle d’un peuple de marins qui a su créer l’outil parfait pour dialoguer avec la mer des Caraïbes. Mon regard de vieux charpentier y voit bien plus qu’une simple embarcation. J’y vois l’héritage des misainiers bretons, ces canots dont les formes ont traversé l’Atlantique pour être réinventées ici, sous notre soleil. On parle souvent des yoles de Martinique, magnifiques et rapides, mais la saintoise, elle, possède une âme différente, plus terrienne, plus proche du labeur quotidien.

Elle est le fruit d’une observation patiente. Sa forme n’est pas un caprice, mais une réponse. Elle est conçue pour affronter le clapot court et nerveux du canal des Saintes, pour porter le poids des nasses et des filets sans jamais faillir. Chaque courbe, chaque latte de bois de poirier-pays assemblée, chaque coup de pinceau vif qui lui donne sa personnalité, tout cela participe d’un savoir-faire qui se transmet de maître à apprenti, dans le secret des ateliers qui sentent bon le bois et la mer. Cet article n’est pas qu’une description ; c’est une invitation à écouter le récit de cette barque, pilier vivant du patrimoine maritime de notre archipel.

Pour ceux qui préfèrent le format visuel, découvrez dans cette vidéo une présentation complète de tous les points abordés dans cet article. Elle vous plongera au cœur de la tradition et de la beauté de cette embarcation unique.

Cet article est structuré pour vous guider pas à pas dans l’univers de ce bateau d’exception. Voici les points clés que nous allons explorer en détail pour comprendre ce qui fait la richesse de cette tradition saintoise.

Sommaire : Les trésors de la saintoise et des traditions saintoises

Anatomie d’une légende : qu’est-ce qui rend la saintoise si unique ?

La singularité de la saintoise ne réside pas dans un seul détail, mais dans une alchimie parfaite entre sa forme, les matériaux qui la composent et sa fonction. Sa silhouette est immédiatement reconnaissable : une coque pincée à l’avant et à l’arrière, très arrondie en son centre, lui conférant une stabilité remarquable même par mer formée. Contrairement à d’autres embarcations, elle n’est pas conçue pour la vitesse pure, mais pour la charge et la sécurité. C’est avant tout un outil de travail, pensé par et pour les pêcheurs. Historiquement, elle trouve ses racines chez les premiers colons bretons, qui ont adapté leurs canots traditionnels aux conditions locales. C’est l’œuvre du savoir-faire de ces charpentiers qui ont su créer une embarcation parfaitement adaptée à la mer des Antilles.

Le choix du bois est primordial. On utilise traditionnellement du poirier-pays, un bois local réputé pour sa robustesse et sa résistance à l’eau salée. Les membrures, elles, sont souvent en acomat-boucan, un bois dur et souple qui forme le squelette de la barque. Le savoir-faire du charpentier de marine consiste à marier ces essences, à courber le bois sans le briser, à sentir sous ses doigts la ligne parfaite qui donnera au bateau son comportement marin. Aujourd’hui encore, bien que les moteurs aient souvent remplacé la grande voile triangulaire, la construction reste artisanale et cette tradition perdure, comme en témoigne le fait que la saintoise, de tradition bretonne, est devenue un sport nautique très prisé avec de nombreuses régates annuelles. C’est cette fidélité aux gestes ancestraux qui la rend si précieuse.

En somme, la saintoise est unique car elle est le concentré d’une histoire, d’un terroir et d’une ingéniosité populaire. Elle est le reflet d’une communauté qui a su créer, avec les ressources locales, une embarcation qui est à la fois son outil, son symbole et sa fierté.

Dans le sillage des marins : une journée de labeur en mer des Saintes

Pour véritablement comprendre la saintoise, il faut se lever avant le soleil. Il faut sentir la fraîcheur de l’aube sur le port de Terre-de-Haut, quand le silence n’est rompu que par le clapotis de l’eau et les voix basses des pêcheurs préparant leur matériel. C’est à ce moment précis que la barque cesse d’être un objet de contemplation pour devenir le prolongement du marin. Le rituel est immuable, une chorégraphie répétée depuis des générations, où chaque geste a son importance : embarquer les nasses, vérifier le moteur, larguer les amarres.

Le témoignage d’un pêcheur local capture parfaitement cette atmosphère :

À l’aube, les pêcheurs se rassemblent pour partir en mer dans leurs saintoises, une journée marquée par l’effort physique, le respect de la mer et la transmission des techniques ancestrales.

Une fois en mer, le travail commence. La relevée des casiers est un effort physique intense, un corps-à-corps avec la mer. Le pêcheur, debout dans sa barque qui danse sur la houle, doit faire preuve d’une force et d’une agilité incroyables. La saintoise, par sa stabilité, devient alors sa meilleure alliée. Elle pardonne les déséquilibres, encaisse les chocs des vagues et offre une plateforme de travail sûre. C’est une relation de confiance totale qui s’installe entre l’homme et son bateau. La journée est rythmée par le soleil, les courants et, bien sûr, la chance. Le retour au port, avec la pêche du jour, est la récompense d’un labeur qui exige autant de courage que de connaissance intime du milieu marin.

Observer ce ballet matinal, c’est toucher du doigt l’âme des Saintes. C’est comprendre que la pêche ici n’est pas seulement une activité économique, mais un pilier culturel qui façonne les hommes et le paysage.

La pêche à la senne : l’art ancestral du filet collectif

Si la pêche au casier est une affaire de patience et de labeur solitaire, la pêche à la senne est tout son contraire : une action collective, spectaculaire et bruyante qui mobilise une partie de la communauté. Cette technique ancestrale, pratiquée depuis la plage, est l’une des plus belles démonstrations du lien social qui unit les marins saintois. Elle consiste à encercler un banc de poissons repéré près de la côte à l’aide d’un immense filet, la senne. Une saintoise part du rivage en déroulant le filet en un grand arc de cercle pour revenir à son point de départ, piégeant ainsi les poissons.

Le moment le plus impressionnant est celui où, depuis la terre, deux équipes de pêcheurs commencent à haler le filet. Les muscles se bandent, les chants rythment l’effort, et lentement, la poche se resserre. C’est un travail de force et de coordination parfaite. Le filet utilisé est une pièce maîtresse de cette technique, puisque la senne est un filet de pêche collectif utilisé par plusieurs bateaux et équipages pour encercler et capturer des bancs de poissons, atteignant souvent des dimensions impressionnantes. La saintoise joue ici un rôle crucial de « bateau manœuvrier », sa légèreté et sa maniabilité lui permettant de déployer le filet avec précision et rapidité.

Le partage du poisson, directement sur la plage, vient conclure ce spectacle. Chaque participant, qu’il ait tiré sur la corde ou manœuvré la barque, reçoit sa part. La pêche à la senne est bien plus qu’une simple technique de capture ; c’est un symbole de la cohésion et de la solidarité d’une communauté tournée vers la mer.

Où voir danser les saintoises, reines de la voile traditionnelle ?

Si la saintoise est née pour la pêche, elle a trouvé une seconde jeunesse dans la pratique de la voile traditionnelle. Pour l’admirateur ou le passionné de passage, le meilleur endroit pour observer ces bateaux en action est, sans conteste, lors des régates qui animent l’archipel guadeloupéen tout au long de l’année. Ces compétitions sont un spectacle saisissant où des dizaines de saintoises, parées de leurs grandes voiles triangulaires et colorées, s’affrontent dans une joute fraternelle. Les eaux turquoise de la baie des Saintes ou le long des côtes de la Guadeloupe deviennent alors un théâtre nautique d’une beauté exceptionnelle.

Le spectacle de ces voiles gonflées par l’alizé est un hommage vibrant à la tradition maritime. On peut y admirer l’habileté des équipages, leur manière de jouer avec le vent et les courants, et la grâce de ces coques qui semblent glisser sur l’eau.

Course de plusieurs saintoises traditionnelles en régate sur mer calme

Comme le montre cette image, une régate de saintoises est une explosion de couleurs et d’énergie. Ces événements sont de véritables fêtes populaires qui attirent non seulement les compétiteurs mais aussi un public nombreux, venu admirer le spectacle et célébrer le patrimoine maritime. Le Traditour, une course par étapes autour de la Guadeloupe, est sans doute l’événement le plus emblématique de cette discipline.

Étude de cas : Le Traditour, vitrine de la voile traditionnelle

Chaque année, des compétitions comme le Traditour et le championnat de voile traditionnelle rassemblent des dizaines d’embarcations et passionnés, valorisant ainsi la pratique et le patrimoine maritime local. Cet événement majeur n’est pas seulement une course, c’est une semaine de fête qui met en lumière le savoir-faire des constructeurs, le talent des marins et la vitalité de cette pratique culturelle.

Assister à une de ces régates, c’est bien plus que regarder une course de bateaux ; c’est participer à un moment de communion où toute la Guadeloupe célèbre l’une de ses plus belles traditions.

L’avenir de la saintoise : entre transmission et incertitude

Comme tout trésor patrimonial, la saintoise fait face aux défis du temps. La question de sa pérennité se pose avec acuité. Les anciens charpentiers de marine, gardiens du savoir-faire, sont de moins en moins nombreux, et la relève peine parfois à se manifester. La construction d’une saintoise dans les règles de l’art exige une connaissance profonde des bois locaux, des techniques d’assemblage traditionnelles et un « coup de main » qui ne s’acquiert qu’après de longues années d’apprentissage. La modernisation de la pêche, avec l’arrivée de bateaux en matériaux composites, plus faciles d’entretien, représente également une menace pour la construction bois traditionnelle.

Pourtant, il serait faux de peindre un tableau entièrement sombre. Un formidable élan de passion et de conscience patrimoniale œuvre à la sauvegarde de la saintoise. Le développement des régates de voile traditionnelle a créé un nouveau débouché pour les chantiers et a suscité un engouement auprès des jeunes générations. Des associations se mobilisent pour organiser des formations, pour documenter les techniques et pour encourager la pratique. C’est dans cet équilibre fragile entre la menace de l’oubli et la volonté de transmettre que se joue l’avenir de la saintoise.

Selon Patrick Nisis, un expert reconnu de la voile traditionnelle, l’espoir est permis. Ses mots soulignent l’importance des initiatives actuelles, comme le confirme son analyse dans une interview récente sur l’avenir de la voile traditionnelle.

La relève est incertaine mais les initiatives comme le Traditour et les classes de voile traditionnelle encouragent la transmission du savoir-faire.

L’avenir de la saintoise dépendra donc de notre capacité collective à transformer le respect pour le passé en un projet dynamique pour le futur, en faisant de cette barque non pas une pièce de musée, mais un acteur vivant de la culture créole.

Le salako : plus qu’un chapeau, l’emblème du pêcheur saintois

On ne peut parler de la culture des marins saintois sans évoquer le salako. Ce couvre-chef à la forme si particulière, conique et large, est bien plus qu’une simple protection contre le soleil ardent des tropiques. Il est un symbole identitaire fort, indissociable de la silhouette du pêcheur des Saintes. Son histoire est fascinante, témoignant des métissages culturels qui ont façonné les Antilles. On dit qu’il serait d’origine asiatique, arrivé dans les Caraïbes au XIXe siècle, et que les Saintois se le seraient approprié pour en faire un objet unique.

Sa fabrication est un art délicat, concentré principalement sur l’île de Terre-de-Bas. Il est traditionnellement confectionné à partir de fibres de bambou, appelées « paille-bambou », qui sont tissées avec une patience infinie pour former la structure. Le tout est recouvert d’un tissu, souvent du madras coloré, qui lui donne sa touche finale. Chaque salako est une pièce d’artisanat unique, le fruit d’un savoir-faire transmis de génération en génération. Il représente la fusion parfaite entre l’utilité pratique et l’expression culturelle.

Comme le résume Camille Beaujour, une artisane locale :

Le salako protège du soleil et du vent, et sa silhouette particulière est un symbole fort de l’identité des pêcheurs des Saintes.

L’artisan, penché sur son ouvrage, assemble méticuleusement les fines lamelles de bambou. C’est un travail qui demande une grande dextérité et une connaissance intime du matériau.

Artisan en train de tresser un salako traditionnel en bambou aux Saintes

Ce chapeau est aujourd’hui protégé et valorisé en tant que patrimoine culturel immatériel, comme le souligne le travail de documentation réalisé sur la fabrication artisanale du salako aux Saintes. Porter un salako, pour un Saintois, c’est affirmer son appartenance à une lignée de marins et à un territoire façonné par la mer.

Aujourd’hui, même si son usage quotidien a diminué, il reste un objet de fierté, porté lors des fêtes traditionnelles et des régates, rappelant à tous les liens indéfectibles entre les Saintois, la mer et leurs traditions.

Au-delà de la saintoise : l’appel du large et la pêche au gros

Si mon cœur reste fidèle aux courbes du poirier-pays, je dois reconnaître que l’appel du large prend parfois d’autres visages. Quand on quitte nos côtes pour le bleu profond, la délicate saintoise cède sa place à des bateaux plus puissants, bâtis pour le combat avec les géants de la mer. C’est une autre musique, celle de la pêche au gros, plus moderne, mais qui demande le même respect de l’océan.

La pêche au gros est une quête d’adrénaline. Il s’agit de traquer des espèces pélagiques puissantes comme le marlin bleu, le thon, la dorade coryphène ou l’espadon. La lutte avec un de ces géants des mers peut durer des heures, demandant une technique sans faille, une excellente condition physique et un équipement de pointe. C’est un duel intense entre le pêcheur et sa prise, un face-à-face avec la puissance brute de l’océan. Cette pratique attire des passionnés du monde entier, venus chercher en Guadeloupe des sensations fortes et des prises records.

Cette activité, bien que très différente de la pêche en saintoise, participe elle aussi à l’économie et à la renommée maritime de la Guadeloupe. Elle montre que l’amour de la mer peut prendre plusieurs visages, de la patience du pêcheur relevant ses nasses à l’aube à l’excitation du combat avec un marlin au grand large.

Les Saintes : un archipel façonné par la mer et les marins

En parcourant l’histoire de la saintoise, de la pêche à la senne ou du salako, un constat s’impose : aux Saintes, la terre ne se conçoit pas sans la mer. Cet archipel est l’exemple même d’une culture entièrement maritime. Ici, l’océan n’est pas une simple toile de fond, il est le cœur battant de la vie, celui qui a dicté l’habitat, l’économie, les traditions et même le caractère des habitants. Les Saintois sont avant tout un peuple de marins, de pêcheurs, de navigateurs. Cette identité, forgée au fil des siècles par l’isolement insulaire et la nécessité de tirer subsistance des flots, imprègne chaque aspect de la vie quotidienne.

La saintoise est sans doute le plus bel emblème de cette symbiose. Elle n’est pas qu’un bateau ; elle est un condensé de l’âme saintoise. Elle incarne l’ingéniosité, la résilience, le sens de la communauté et le respect profond pour l’environnement marin. Chaque élément que nous avons exploré, de la journée de labeur du pêcheur à l’effervescence des régates, ne fait que confirmer que ces traditions ne sont pas folkloriques, mais constituent le socle vivant d’une identité forte et fière. Préserver la saintoise, c’est donc bien plus que sauver un type de bateau ; c’est assurer la transmission d’un héritage culturel inestimable.

L’ensemble de ces traditions maritimes fait des Saintes une terre de marins par excellence, où chaque vague raconte une histoire.

Pour véritablement comprendre cet archipel, il faut donc tourner son regard vers le large, observer le retour des pêcheurs et écouter le vent dans les voiles. C’est là que réside l’essence même des Saintes.

Rédigé par Célia Baptiste, Célia Baptiste est une guide-conférencière et anthropologue culinaire guadeloupéenne, qui se consacre depuis 20 ans à la transmission du patrimoine immatériel de son archipel. Elle est une référence reconnue pour son travail sur les traditions orales et les savoir-faire locaux..